Lisa Mandel a su tirer parti de son humour ravageur pour conquérir la bande dessinée, laissant dans son sillage une ribambelle d’ouvrages. L’auteure nous en dit plus sur son parcours et sur l’évolution de son univers, forgé autour de son intérêt pour les sujets de société !
Sur les traces des sociologues
Entre Nini Patalo et Super Rainbow, l’âge de votre lectorat a considérablement grimpé. Comment avez-vous accompli ce grand écart ?
Lisa Mandel : Le grand écart s’est quand même fait en dix ans : j’ai eu le temps de passer de la jeunesse à l’adulte trash. Mes débuts en jeunesse étaient dus au hasard : durant mes études, j’étais en classe avec Boulet, qui publiait déjà sa série Raghnarok dans Tchô !. Il m’a proposé de rejoindre la revue : c’est ainsi qu’ont débuté les aventures de Nini Patalo, pour ensuite déboucher sur des albums adolescents comme Princesse aime Princesse. Cela fait deux ou trois ans que je me suis mise à la BD adulte, à commencer par la série HP, qui raconte le quotidien de mes parents, anciens infirmiers en service psychiatrique.

Extrait du premier tome de Nini Patalo
Faire évoluer l’âge de mes lecteurs n’a pas transformé ma façon de créer une bande dessinée. On retrouvera le même ton délirant dans Nini Patalo que dans Super Rainbow. La seule chose qui a bougé, ce sont les thèmes et les problématiques, plus sensibles et tournés vers le réel...
On remarque ce changement avec Sociorama, la collection que vous avez fondée avec la sociologue Yasmine Bouagga. Pouvez-vous nous en expliquer le principe ?
Dans chaque ouvrage, un auteur adapte les travaux menés par un sociologue. Beaucoup d’entre eux sont passionnants mais atteignent malheureusement un public restreint et sortent rarement du circuit d’édition spécialisée. En fondant cette collection, Yasmine et moi voulions créer une ouverture vers ces recherches, qui se penchent sur des sujets de société capables d’intéresser n’importe qui !
Extrait de Chantier interdit au public de Claire Braud
La BD a un pouvoir de synthèse extraordinaire, en plus elle permet d’utiliser la fiction pour exposer de façon juste la thèse du sociologue, tout en esquivant la partie théorique. Par exemple Chantier interdit au public présente le milieu du BTP et ses travailleurs clandestins à travers le quotidien d’un jeune ouvrier algérien.
Vous suivez ce même schéma narratif dans le premier ouvrage de la collection, La Fabrique pornographique…
La Fabrique pornographique suit le parcours d’Howard, un jeune vigile qui va tout plaquer pour rentrer dans le porno amateur. Progressivement il va découvrir les rouages de l’industrie du X, qui n’est pas aussi sulfureux qu’il n’y paraît. Travailler sur ce sujet m’a permis de déconstruire certains clichés qu’on a de la pornographie. J’ai pu notamment mettre en avant le rôle de la femme, souvent posée comme victime alors que certaines s’imposent de plus en plus dans le milieu.

Extrait de La Fabrique Pornographique
Pour cet album, vous vous êtes basée sur Le Travail pornographique, écrit par Mathieu Trachman. Comment s’est déroulée la collaboration avec le sociologue ?
Quatre-cinq rencontres ont suffi pour que la BD prenne forme ! Je lui ai d’abord présenté une trame avant de réaliser une première version. Et la version finale a été validée par Mathieu et son comité de sociologues de l’Institut National d’Etudes Démographiques.
Plancher sur ce projet a été plutôt simple, car j’avais la matière suffisante dans Le Travail pornographique. En plus, nos échanges étaient efficaces, même lorsqu’on avait quelques désaccords. Parfois, quand on interprète un texte en bande dessinée, on peut oublier les thèmes qui tiennent à cœur l’auteur. Dans le premier jet de La Fabrique Pornographique, j’avais laissé de côté la position de l’actrice débutante dans le X, qui occupe une grosse partie des recherches de Mathieu. Il m’a aussi convaincu de modifier la fin, à l’origine plus tragique. Avoir ce second regard m’a été très utile pour éviter un ton dramatique.
Pour le dessin, j’ai pris le parti de tout montrer, d’où l’idée d’alterner entre les scènes du quotidien et les scènes de sexe filmées, plus réalistes que mon style habituel.

Extrait de La Fabrique Pornographique
Rapporter le quotidien de la Jungle de Calais
Vous avez aussi lancé Les Nouvelles de la Jungle, blog sur lequel vous racontez la vie dans la jungle de Calais. Comment l’idée a-t-elle germé ?
En regardant les informations, tout simplement. J’étais à la fois choquée et fascinée par ce camp qui grossissait à une allure hallucinante. Au début je ne me sentais pas légitime de m’exprimer sur ce sujet, vu que je n’étais pas directement impliquée dans cette crise. Puis j’ai rencontré Laurent Cantet, un porte-parole de l’Appel de Calais [mouvement d’artistes et intellectuels engagés dans la cause des réfugiés N.D.L.R.]. Je me suis donc rendu quelques jours sur le camp, en compagnie de Yasmine.

Extrait des Nouvelles de la jungle : premiers jours à Calais
Dès le premier jour, j’étais frappée par l’insalubrité des lieux. Voir toute cette gadoue, ces restaurants à l’architecture bizarre, ces mines fatiguées mais en même temps pleines d’espoir : ça m’a fait l’effet d’une claque ! On était vraiment dans une zone de non-droit. En plus, le jour de notre arrivée, les politiques avaient annoncé le démantèlement de la seconde partie de la Jungle. Face à cette urgence, Yasmine et moi avons tout lâché pour témoigner en direct des conditions de vie des migrants. Le lendemain, on avait déjà lancé les Nouvelles de la Jungle !
Pendant quatre mois, Yasmine et vous avez posté sans relâche sur ce blog. Comment composiez-vous ces publications ?
Yasmine et moi travaillions de façon complémentaire, car on avait une approche différente. Elle s’était plutôt rapidement adaptée à la vie de la Jungle. Son expérience de sociologue lui a servi à échanger facilement avec les migrants, les bénévoles mais aussi les pouvoirs publics. Sa méthodologie a permis de structurer notre observation.

Extrait des Nouvelles de la jungle : derniers jours dans le petit camp de Choques
De mon côté, trouver ma place dans toute cette agitation m’a demandé plus de temps. Pourtant j’avais déjà voyagé, participé à des missions humanitaires, où je me sentais utile. À Calais, j’avais plus l’impression d’être spectatrice, sans me rendre que je décelais un milliard de petits détails que Yasmine ne repérait pas forcément. Ce sont parfois ces petites miettes qui apportent de l’humain aux planches. Chacune de nous avait ses qualités, qu’on fusionnait pour donner vie à nos billets !
Dans les témoignages que vous rapportez, on sent une volonté de laisser la parole à tout le monde…
Les ravages causés par la Jungle dépassent les frontières du camp. Je trouvais important de ne pas traiter cette situation que par un seul bout de la lorgnette. Il fallait interroger réfugiés, bénévoles mais aussi Calaisiens et forces de l’ordre, pour montrer qu’au final, tout le monde souffre de cette histoire.

Extrait des Nouvelles de la jungle : les Calaisiens
Je tenais énormément à offrir cette vision nuancée de la crise migrante, dont certains journalistes ont tendance à s’écarter dangereusement. Beaucoup débarquent habillés en reporters de guerre et attendent des heures la moindre cabane qui brûle pour sortir la caméra. Pourtant, les images qu’ils nous montrent sont à des kilomètres de la réalité de Calais ! Le campement a ses trafics douteux, mais ça n’est pas ce que nous avons vécu au quotidien. Je ne prétends pas détenir la vérité, mais j’essaie d’être honnête...
Est-ce que cette expérience vous a inspiré de futurs projets ?
Plein ! Une édition papier des Nouvelles de la Jungle est prévue en hors-série chez Sociorama pour janvier 2017. Même après notre séjour, on continue à garder à un œil sur le camp et son démantèlement...

Extrait des Nouvelles de la jungle : le démantelement
On m’a aussi proposé de faire de la BD reportage au Liban, ainsi que sur les bateaux de Médecins sans Frontières. Je prépare également le troisième tome d’HP, dans lequel j’explore les services de nuit dans les asiles.
Après je vais enchaîner sur de la BD jeunesse avec une amie, histoire de faire une pause sur le tourisme atroce ! [Rires.]
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